IV
Le soleil ardent de midi baignait de lumière la petite portion de la K Street, faisant miroiter les baies vitrées des immeubles. Nicholas Bryson observait attentivement le numéro 1324, un bâtiment autrefois familier, mais qui, aujourd'hui, lui paraissait totalement étranger. Des gouttes de sueur perlaient dans sa nuque, mouillant le col de sa chemise. Il se tenait à la fenêtre d'un bureau désaffecté, de minuscules jumelles rivées sur les yeux, qu'il cachait de sa main. L'agent immobilier qui lui avait confié les clés de cet espace commercial à louer avait dû trouver bizarre qu'un homme d'affaires de renommée internationale veuille passer quelques minutes seul dans son futur bureau pour s'imprégner de l'atmosphère du lieu, des vibrations positives et négatives. L'homme devait prendre Bryson pour un de ces entrepreneurs New Age, mais l'important c'était qu'il le laisse tranquille un moment.
Son pouls s'accélérait, son sang battait sous ses tempes. Il n'y avait plus rien de rassurant ou d'accueillant dans cet immeuble moderne qui abritait autrefois le QG de ses employeurs, un lieu qui avait été son camp de base, un sanctuaire, un lieu de ressourcement, un îlot de calme et de sérénité dans ce monde violent en perpétuel changement. Bryson observa ainsi le bâtiment pendant un bon quart d'heure, caché dans la pénombre du bureau désert, jusqu'à ce que l'on toque à la porte. L'agent immobilier venait s'enquérir du verdict.
Il était évident que quelque chose avait changé au 1324 K Street, quoique les modifications fussent très subtiles. Les plaques sur le fronton, annonçant la raison sociale des occupants, avaient été remplacées par d'autres, tout aussi anodines que les précédentes. Harry Dunne lui avait dit que le Directorat avait déménagé, mais Bryson voulait s'en assurer de visu. L'organisation était passée maître dans l'art de se cacher en pleine lumière. « La nudité est le meilleur des déguisements », disait souvent Waller.
Ils étaient donc réellement partis ? L'AMERICAN TEXTILES MANUFACTURES BOARD et le UNITED STATES GRAINS PRODUCERS BOARD semblaient aussi crédibles que les sociétés qui figuraient sur les anciennes plaques, fabriquées par les orfèvres du camouflage du Directorat. Mais pourquoi en changer ? Il y avait également d'autres nouveautés au 1324 K Street. En un quart d'heure de surveillance, Bryson avait vu beaucoup de personnes franchir les portes de l'immeuble — beaucoup trop pour être des employés, directs ou indirects, du Directorat. Quelque chose avait bel et bien changé.
Peut-être Dunne disait-il vrai ? Mais les sens de Bryson restaient en alerte. Ne prends rien pour argent comptant, vérifie tout ce qu'on te dit. Encore un autre conseil de Ted Waller. C'était bon pour Waller, pour Dunne, et pour tout le monde dans ce milieu.
Comment entrer dans ce bâtiment sans se faire repérer ? Voilà une question qui avait accaparé son esprit pendant des heures. Un problème classique qui se posait à n'importe quel agent en mission ; il avait trouvé des dizaines de subterfuges ingénieux pour entrer dans la place, mais tous comportaient une part de risques, sans offrir des chances de succès optimales. Puis il s'était souvenu d'une maxime de Waller — de Gennadi Rosovski... il ne s'y ferait jamais ! Quand tu hésites, passe par la porte d'entrée. La meilleure tactique serait d'entrer dans le bâtiment au vu et au su de tous.
Toutefois, une petite touche de dissimulation restait nécessaire — c'était toujours le cas. Il remercia l'agent immobilier ; oui, il était intéressé, il fallait préparer un contrat de location. Bryson lui tendit l'une de ses fausses cartes de visite et prit congé, prétextant avoir un rendez-vous urgent. Il marcha vers la porte d'entrée du 1324 sur le qui-vive, à l'affût du moindre mouvement suspect, de la moindre variation de densité dans la foule, qui puisse être un signal de menace.
Où était donc Ted Waller ?
Où était la vérité, la réalité ?
Le bruit de la circulation l'entourait comme une bulle, une cacophonie assourdissante. C'est la seule façon pour vous de savoir la vérité.
— La vérité sur quoi ?
— Pour commencer, la vérité sur vous-même. Mais où était la vérité ? Où était le mensonge ?
— Vous pensez être une sorte de héros de l'ombre... Vous croyez avoir passé quinze ans à servir votre pays, à travailler pour un service de renseignement ultra-secret nommé le Directorat !
Assez ! C'était de la folie pure !
Et toi Elena ? Toi aussi ? Toi, l'amour de ma vie, toi qui es partie aussi brusquement que tu es arrivée...
— Vous pensez avoir offert quinze années de votre vie au service de votre pays ?
Tout ce sang que j'ai fait couler, toute cette peur au ventre, toutes ces fois où j'ai failli y laisser ma peau, où j'ai pris la vie des autres ?
— Je vous parle du plus grand gambit de l'histoire de l'espionnage moderne. Toute l'opération était un vaste coup monté.
— Toute ma vie aurait été une vaste... supercherie, c'est cela ?
— Si cela peut vous consoler, vous n'êtes pas le seul dans ce cas. Il y en a des dizaines comme vous. Vous êtes simplement leur plus belle prise.
De la folie !
— Vous êtes le seul à pouvoir reconnaître leur odeur.
Quelqu'un le bouscula ; Bryson fit volte-face, fléchi sur ses jambes, les mains à plat le long des flancs, prêt à frapper. Ce n'était pas un tueur professionnel, mais plutôt un cadre commercial, portant sur l'épaule un sac de sport et une raquette de squash. L'homme dévisagea Bryson avec une expression agacée mêlée de crainte. Bryson présenta des excuses ; le cadre lui jeta encore un regard et poursuivit son chemin d'un pas vif et nerveux.
Vas-y, affronte le passé, affronte la vérité en face !
Va trouver Ted Waller qui n'est pas Ted Waller ! Bryson en avait la confirmation à présent. Il avait son propre réseau d'informations, des membres de l'ancien KGB, de l'ancien GRU, des hommes à la retraite ou qui avaient changé de métier après la fin de la guerre froide. On avait fait des enquêtes, consulté des archives, vérifié des faits. Des coups de fil anodins avaient été passés, des faux noms utilisés, des propos, apparemment innocents mais lourds de signification, avaient été échangés. Des personnes avaient été contactées, des hommes et des femmes que Bryson avait connus dans une vie passée, une vie qu'il pensait avoir laissée définitivement derrière lui... un revendeur de diamants à Anvers, un avocat d'affaires à Copenhague, un conseiller et « apporteur d'affaires » pour des multinationales à Moscou. Autrefois des éléments clés du réseau, d'anciens officiers du GRU qui avaient émigré, abandonnant derrière eux le monde de l'espionnage, comme avait cru le faire Bryson. Tous autant qu'ils étaient conservaient des documents dans des coffres, gardaient des enregistrements cryptés ou simplement archivaient des données dans leurs cerveaux labyrinthiques. Tous furent surpris, parfois inquiets, voire effrayés, d'être contactés par un homme qui avait été une légende vivante dans son autre existence, qui les avait autrefois payés grassement pour obtenir leurs informations, leur coopération. Par des sources différentes, l'identification avait été fournie, vérifiée et confirmée à plusieurs reprises.
Gennadi Rosovski et Edmund Waller étaient bien une seule et même personne.
Ted Waller — le témoin du mariage de Bryson, son maître, son confident et son employeur — était en effet un agent du GRU. Une fois encore, le type de la CIA, cet Harry Dunne, avait dit vrai. De la folie !
*
Une fois arrivé dans le sas extérieur, Bryson découvrit que l'interphone, où il entrait jadis son code d'accès, avait été retiré ; à la place, était fixé un panneau vitré où était listée une série de cabinets d'avocats et de groupements d'intérêts qui avaient élu domicile dans l'immeuble ; sous chaque nom, le nom des responsables de service était indiqué avec leur numéro d'étage et de bureau. A la surprise de Bryson, la porte d'entrée était ouverte, sans système de sécurité, ni serrure, ni barrière d'aucune sorte. N'importe qui pouvait entrer et sortir du bâtiment à sa guise.
Derrière les portes vitrées, qui n'étaient visiblement plus à l'épreuve des balles, le hall était resté quasiment le même : une zone d'accueil classique avec un vigile-réceptionniste installé derrière un grand comptoir circulaire en marbre — un jeune Noir en blazer bleu et cravate rouge qui le regarda avec un intérêt purement formel.
— J'ai rendez-vous avec... — Bryson hésita une fraction de seconde, le temps de se souvenir d'un nom lu dans l'entrée sur le panneau vitré — avec John Oakes de l'American Textiles Manufacturers Board. Je suis Bill Thatcher, du bureau du sénateur Vaughan.
Bryson avait pris un léger accent texan ; le sénateur Rudy Vaughan était un membre puissant du Congrès, originaire du Texas et dont l'influence et les responsabilités au sein des commissions parlementaires ne pouvaient laisser indifférent un consortium d'industries textiles.
Les préliminaires habituels commencèrent. Le réceptionniste téléphona au directeur du groupe textile ; son assistant n'avait aucun rendez-vous prévu avec un représentant du sénateur Vaughan mais il ne demandait qu'à recevoir cet éminent représentant du Congrès. Une jolie blonde platinée vint chercher Bryson dans le hall et l'accompagna jusqu'à l'ascenseur, en s'excusant mille fois de l'avoir fait attendre.
A leur sortie de cabine, au deuxième étage, ils furent accueillis par un type aux cheveux blonds, sans doute teints, portant un costume élégant, juste un peu trop raffiné pour sa fonction. M. Oakes courut pratiquement vers Bryson les bras ouverts.
— Nous sommes si heureux du soutien du sénateur Vaughan ! lança le directeur du groupe, en prenant la main de Bryson dans ses deux paumes. — Il ajouta, sur le ton de la confidence — : Je sais que le sénateur Vaughan tient à garder une Amérique forte et à la protéger des importations textiles bon marché venant de l'étranger. Je fais allusion à la Mauritanie. C'est une concurrence déloyale. Je sais que le sénateur en a pleinement conscience.
— Le sénateur Vaughan aimerait savoir ce que coûte à votre société de vous aligner sur le code international du travail, répondit Bryson en regardant autour de lui tandis qu'ils longeaient le couloir qui lui était autrefois si familier. Aucune tête connue, ni Chris Edgecomb, ni aucun des autres employés que Bryson connaissait de vue. Exit les postes de communication, les moniteurs de contrôle des images satellite. Tout avait changé, jusqu'au mobilier de bureau. Même l'implantation des locaux avait été modifiée, comme si tout l'étage avait été rasé puis reconstruit. La réserve des armes légères avait disparu, remplacée par une salle de réunion avec des vitres fumées et une grande table en acajou.
Le cadre trop bien habillé le conduisit dans son bureau d'angle et lui offrit une chaise.
— Nous savons que le sénateur brigue un nouveau mandat aux prochaines élections, annonça Oakes d'un air de conspirateur, et il nous apparaît vital de soutenir les membres du Congrès qui tiennent à protéger notre économie.
Bryson opina du chef d'un air absent, le regard errant dans la pièce. C'était autrefois le bureau de Ted Waller. Plus aucun doute n'était possible ; il n'y avait plus d'organisation secrète ici, plus de sociétés paravents.
Le Directorat s'était évanoui dans la nature. Il n'y avait plus trace de Ted Waller, le seul homme qui pouvait confirmer — ou infirmer — les dires de Dunne.
Mais qui mentait ? Qui disait la vérité ?
Comment allait-il pouvoir contacter ses anciens employeurs maintenant qu'ils semblaient avoir disparu de la surface de la terre ?
Bryson était dans une impasse.
*
Vingt minutes plus tard, Bryson était de retour dans le parking où il avait laissé sa voiture de location. Il pensa à effectuer tous les contrôles de routine — une précaution qui était, autrefois, une seconde nature chez lui. Le petit filament entortillé sur la poignée de la portière était toujours intact, de même que celui laissé sur la portière côté passager ; quiconque tentait de forcer la serrure aurait délogé ces indicateurs sans s'en rendre compte. Il s'agenouilla rapidement et jeta un coup d'oeil sous le bas de caisse ; aucune bombe ou mouchard n'y avait été placé. Bryson n'avait pas eu la sensation d'avoir été suivi lorsqu'il était dans la rue, ni lorsqu'il était venu se garer dans ce parking, mais il ne pouvait se fier à cette seule impression, connaissant l'adresse de certains limiers. Au moment de démarrer le moteur, un nœud d'angoisse lui serra l'estomac — ce bon vieux point au ventre qui ne s'était pas manifesté pendant ces cinq dernières années. Le moment de vérité se passa sans heurt ni fracas : pas d'explosif relié au contact.
Bryson descendit les niveaux de stationnement successifs jusqu'à la sortie ; il inséra sa carte dans le lecteur magnétique qui actionnait la barrière. Le ticket ressortit de la fente : refusé, il jura intérieurement. C'était presque comique — presque, seulement — qu'après toutes ces précautions, il se retrouve coincé par un stupide problème mécanique. Il inséra de nouveau sa carte ; encore une fois, la barrière ne se leva pas. Le gardien du parking, l'air agacé, sortit de sa guérite et s'approcha de la vitre ouverte de Bryson.
— Laissez-moi essayer, m'sieur.
Le gardien inséra dans la fente la carte qui fut éjectée aussitôt, il examina le ticket bleu, hocha la tête d'un air entendu, et s'approcha de nouveau de la vitre de Bryson.
— C'est bien le ticket avec lequel vous êtes entré ? demanda-t-il, en rendant la carte à Bryson.
— Evidemment ! Qu'est-ce que vous voulez dire ? lâcha Bryson, irrité.
Supposait-on qu'il n'était pas dans son véhicule, qu'il s'était introduit dans une autre voiture que la sienne ? Bryson redressa la tête pour observer le gardien de parking ; un détail attira son attention : ses mains.
— Non, m'sieur, vous m'avez mal compris, répondit le gardien, en se penchant à la fenêtre. — Bryson sentit soudain le contact dur et froid de l'acier contre sa tempe gauche. Le gardien avait un petit calibre à la main, et plaquait l'extrémité du canon contre sa tête. — Ce que je veux, m'sieur, c'est que vous posiez les mains sur le volant, déclara l'homme d'une voix basse et égale. Ne me forcez pas à tirer.
Nom de Dieu !
C'était donc ça ! Les mains ! Les ongles manucurés, les mains douces et soignées de quelqu'un de très soucieux de son apparence, quelqu'un qui voyageait en classe affaires, qui fréquentait le gratin et se devait de ne pas dénoter — ce n'étaient pas les mains d'un gardien de parking. Mais Bryson s'en était rendu compte une seconde trop tard ! L'homme ouvrit brusquement la portière arrière et s'installa sur la banquette, le pistolet revenant aussitôt presser son museau contre son crâne.
— Roulez ! Roulez ! lança le faux gardien, sitôt que la barrière fut levée. Laissez vos mains sur le volant. Je ne voudrais pas presser la gâchette par accident... Allons faire un petit tour, tous les deux. Prendre un peu l'air.
Bryson, ayant laissé son arme dans la boîte à gants, n'avait pas d'autre choix que d'obéir. Il quitta le parking et rejoignit la rue, suivant les indications du faux gardien. Au moment où ils s'engageaient dans la circulation, Bryson sentit le canon s'enfoncer plus fort dans sa tempe ; la voix posée et monocorde de l'homme résonna dans son oreille.
— Vous saviez qu'un jour comme ça allait arriver, n'est-ce pas ? dit le tueur professionnel. Un jour, la chance cesse de nous sourire ; cela nous arrive à tous, à un moment ou à un autre... On fait un pas de trop, on pousse le bouchon juste un peu trop loin. On va à droite alors qu'on devait aller à gauche. On met son nez là où il ne faut pas, alors que ce ne sont plus nos affaires.
— Cela vous dérangerait de me dire où nous allons ? demanda Bryson, faisant de son mieux pour garder un ton léger. — Son cœur tambourinait dans sa poitrine, son esprit était en ébullition. Il demanda l'air détaché — : Je peux mettre les infos ?
Il avança nonchalamment sa main droite vers l'autoradio. Le canon cogna aussitôt contre sa tête.
— Nom de Dieu ! Laissez vos mains sur le volant ! rugit le tueur. L'homme ignorait que le Glock de Bryson était glissé au creux de ses reins, dans son étui de ceinture. Mais Bryson ne voulait prendre aucun risque.
Et comment le sortir, de toute façon ? Le tueur sous contrat — car c'était un professionnel, soit un permanent du Directorat, soit un indépendant — semblait tenir à ce que les mains de Bryson restent visibles. Bryson devait donc suivre ses instructions à la lettre, en attendant que l'homme ait un instant d'inattention. Tout dans son comportement, pour l'instant, traduisait le professionnel aguerri : un plan d'action sûr, une rapidité d'exécution, un phrasé calme et neutre.
— Disons que nous allons quelque part hors de la ville, un endroit tranquille où deux gars peuvent discuter sans être dérangés. — Discuter, songea Bryson, était la dernière chose que voulait faire le tueur. — Deux gars dans le même business, l'un devant un pistolet, l'autre derrière, c'est aussi simple que ça. Il n'y a rien de personnel, je suis sûr que vous comprenez ma situation. C'est purement professionnel. Un jour vous regardez le viseur, un autre vous regardez la gueule du canon. C'est la vie. La roue tourne... on m'a dit que vous étiez un crack dans votre temps, c'est pour ça que je suis sûr que vous allez affronter cette épreuve comme un homme.
Bryson choisit de ne pas répondre. Il s'était trouvé dans des circonstances similaires un nombre incalculable de fois, quoique jamais, à l'exception des entraînements, du mauvais côté de l'arme. Il savait l'état des pensées de l'homme assis derrière lui, son esprit passant en revue tous les cas de figure prévus : si A, alors B... le moindre mouvement brusque de la part de Bryson, la moindre désobéissance quant à la direction à suivre ou la façon de conduire, engendrerait une contre-mesure radicale. Le tueur préférerait ne pas se servir de son arme tant qu'il serait en pleine circulation, de crainte que la voiture n'emboutisse un mur ou un autre véhicule. Le fait que Bryson connaisse toutes les options possibles de son ennemi était l'une des rares cartes qu'il pouvait jouer.
Toutefois, Bryson était certain que l'homme n'hésiterait pas à lui tirer une balle dans la tête en dernier recours, quitte à plonger pour attraper le volant et éviter un accident. Les probabilités n'étaient donc pas du côté de Bryson.
Ils traversaient à présent le Key Bridge.
— A gauche ! aboya l'homme, en indiquant la direction de l'aéroport Ronald-Reagan.
Bryson s'exécuta, veillant à se montrer soumis et résigné — le meilleur moyen de tromper la vigilance de son agresseur.
— Prenez cette sortie, ordonna le tueur.
La bretelle menait à un secteur derrière l'aéroport où avait élu domicile la quasi-totalité des loueurs de voitures.
— Vous auriez pu me descendre dans le parking, marmonna Bryson. Vous auriez dû le faire.
Mais le tueur avait trop d'expérience pour répondre à cette pique et permettre ainsi à Bryson de mettre en doute ses compétences. L'homme, à l'évidence, avait été bien préparé ; il connaissait les ruses possibles de Bryson.
— Pas même en rêve ! répondit le tueur avec un petit rire. Pas avec toutes ces caméras de surveillance, ces témoins potentiels. Vous le savez mieux que moi. Vous ne l'auriez pas fait non plus là-bas. A ce qu'on m'a dit, vous étiez un bon.
Un indice peut-être ? L'homme était donc bel et bien sous contrat, un indépendant, ce qui voulait dire qu'il agissait en solo, sans équipe de soutien. Un membre du Directorat ne serait pas venu seul, mais protégé par d'autres. C'était une information essentielle.
Bryson se dirigea vers l'extrémité d'un ancien parking désaffecté. Il se gara comme le lui ordonna l'homme. Alors qu'il tournait la tête pour s'adresser à son agresseur, il sentit le canon se plaquer brutalement contre sa tempe : visiblement, l'inconnu n'avait pas apprécié cet écart.
— Ne bougez pas !
Bryson regarda de nouveau bien sagement devant lui.
— Pourquoi vous n'en finissez pas rapidement ?
— Vous ressentez à présent ce que les autres éprouvaient, lança le tueur, amusé. La peur, la futilité de la vie, le désespoir. La résignation.
— Vous philosophez bien trop. Je parie que vous ne savez pas même qui signe vos chèques.
— Tant qu'on me paye rubis sur l'ongle, je me fiche du reste.
— Peu importe ce qu'ils sont, ce qu'ils font ? Même s'ils œuvrent contre les États-Unis ?
— Comme j'ai dit, tant que l'on me paye, je ne m'occupe pas de politique.
— C'est une vue à court terme.
— Le travail aussi est à court terme.
— Pas forcément — Bryson laissa planer un silence —, pas si nous arrivons à un arrangement. Tout le monde a des sous de côté. C'est normal et prévu. Comptes anonymes, défraiement gracieux, à l'insu du fisc évidemment, une bonne part de notre argent est blanchi et réintroduit dans la machine. On place tous notre argent pour qu'il fasse des petits. Je suis prêt à faire un nouvel investissement, aujourd'hui même.
— Vous voulez m'acheter votre vie ? déclara le tueur d'un ton solennel. Mais vous semblez oublier que mon niveau de vie ne dépend pas d'une seule transaction. Vous êtes peut-être un compte juteux, mais eux, ils représentent la banque entière. Vous ne pouvez rivaliser avec la maison mère.
— C'est vrai, je ne suis pas de taille, concéda Bryson. Il vous suffit d'aller leur dire que votre bonhomme s'est révélé encore meilleur que vous ne le pensiez, plus habile. Il a réussi à s'échapper le bougre, un vrai diable ! Ils vous croiront sur parole, vous pouvez en être sûr ; c'est de toute façon ce à quoi ils s'attendent. Vous conserverez l'avance du contrat et de mon côté je vous verse le double du solde. Cela me paraît un marché honnête, non ?
— Les comptes sont surveillés de près de nos jours, Bryson. On n'est plus à votre époque. L'argent est virtuel, et les transactions virtuelles laissent des traces.
— Pas le liquide, pas s'il sort tout juste de la laverie.
— Tout laisse des traces, et vous le savez très bien. Désolé, mais j'ai un travail à faire. Il s'agit, en l'occurrence, d'organiser votre suicide. Vous êtes en dépression depuis plusieurs années. Vous n'avez plus de vie personnelle et l'enseignement ne peut rivaliser avec l'excitation de l'espionnage. Votre dépression nerveuse a été diagnostiquée par un bataillon de psys et de toubibs...
— Désolé, mais les seuls psys que j'ai vus étaient envoyés par le gouvernement, et cela remonte à des années.
— Non, à quelques jours, selon le dossier que possède la sécurité sociale, répliqua le tueur, avec une pointe de sarcasme. Vous êtes suivi par un psy depuis plus d'un an.
— Ce sont des conneries !
— Tout est possible, maintenant que tout est informatisé. Les ordonnances aussi sont en mémoire — antidépresseurs prescrits par votre médecin, achetés par vous, avec une cohorte d'anxiolytiques et de somnifères. Tout est là. Il y a même une lettre de suicide dans votre PC chez vous, à ce qu'on m'a dit.
— D'ordinaire, une lettre de suicide s'écrit à la main, jamais à la machine à écrire ou sur un ordinateur.
— C'est vrai. Nous avons l'un comme l'autre déjà organisé des suicides. Mais croyez-moi, personne n'ira chercher aussi loin. Il n'y aura pas d'enquête post mortem dans votre cas. Et pas de famille non plus pour réclamer une autopsie.
Les paroles du professionnel, quoique apprises par cœur, firent mouche, parce qu'elles décrivaient une réalité : Bryson n'avait pas de famille, plus depuis qu'Elena était partie. Plus depuis que mes parents ont été tués par le Directorat, pensa-t-il avec amertume.
— Mais je dois vous dire que c'est un honneur pour moi qu'on m'ait confié cette mission. Ils m'ont dit que vous étiez l'un des meilleurs agents.
— Pourquoi pensez-vous qu'on vous ait choisi pour cette mission ?
— Je n'en sais rien. Et je m'en fiche. Un boulot, c'est un boulot, point final.
— Vous croyez qu'on va vous laisser vivre après ça ? Vous croyez qu'ils vont prendre le risque que vous racontiez votre exploit à qui veut l'entendre ? Qui sait ce que je vous ai dit avant de mourir ? Vous pensez vraiment rester en vie après ce dernier contrat ?
— Je n'en ai rien à foutre, lâcha le tueur, sans grande conviction.
— Non, cela m'étonnerait que vos employeurs comptent vous laisser en vie, poursuivit Bryson, d'un ton sinistre. Encore une fois, qui sait quel secret j'ai pu vous confier ?
— Où voulez-vous en venir ? demanda le tueur à gages après un silence pesant.
Il sembla hésiter un instant ; Bryson sentit diminuer la pression du canon sur sa tempe. C'était le moment qu'il attendait, cette seconde de doute, d'indécision chez son assassin. Discrètement, sa main lâcha le volant et glissa dans son dos. Il avait le Glock ! ! En un éclair, il pointa l'arme vers le dossier de son siège et fit feu, au jugé ; il y eut trois déflagrations successives, tandis que les balles de gros calibre traversaient le capitonnage du dossier ; le bruit fut assourdissant dans l'habitacle. Avait-il touché l'homme ? L'instant suivant, la réponse vint : le canon du pistolet glissa sur sa tempe, le long de sa nuque puis tomba au sol. Bryson se retourna, brandissant son Glock ; le tueur était mort, un trou béant dans son front.
*
Bryson rencontra Dunne dans son bureau du septième étage à Langley. Les contrôles de sécurité furent court-circuités, Bryson fut admis au sein de la CIA avec un minimum de formalités.
— Cela ne m'étonne pas que le Directorat vous ait déclaré « irrécupérable » ! lança Dunne de son rire éraillé générateur de toux. Ils ont simplement oublié à qui ils avaient affaire.
— Comment ça ?
— Eh bien, que vous êtes meilleur que n'importe quel agent qu'ils puissent envoyer à vos trousses. Cette fois, ces cow-boys ne sont pas près de l'oublier, c'est sûr !
— Il est sûr aussi qu'ils n'aiment pas me voir dans ce bureau, dans ce bâtiment, à déballer tout ce que je sais.
— Encore faudrait-il que vous sachiez quelque chose, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Ils vous ont maintenu isolé, comme dans une bulle. Vous ne connaissez aucun vrai nom, juste des pseudos et cela nous fait une belle jambe ! Des pseudos qui sont — ou étaient — purement internes au Directorat, dont nous n'avons aucune trace dans nos dossiers. Comme ce « Prospero » auquel vous ne cessez de faire allusion.
— Je vous ai dit que c'est sous ce seul nom que je le connaissais. En plus, cela date de quinze ans. Autant dire une ère géologique, dans le monde de l'espionnage. Prospero était hollandais, je crois, ou du moins natif de là-bas. Un collaborateur très efficace et plein de ressources.
— Les meilleurs dessinateurs de la CIA ont dressé un portrait-robot d'après votre description et nous cherchons dans nos archives une photo, un dessin ou une description verbale qui pourrait correspondre. Mais les logiciels de recherche ont fait chou blanc jusqu'à présent. C'est un travail ardu, on tombe dessus ou l'on passe à côté. Pour l'instant, nous n'avons qu'une touche, comme disent nos pêcheurs d'infos numériques. Un type qui aurait travaillé avec vous à Shanghai, sur une affaire très délicate où vous deviez récupérer des taupes.
— La mission Sigma.
— Ogilvy. Frank Ogilvy, d'Hilton Head en Caroline du Sud. Ou peut-être devrais-je dire ex-habitant d'Hilton Head.
— Il a été déplacé ? Muté ?
— Une plage bondée, un jour de forte canicule. Il y a sept ans. Une crise cardiaque, apparemment. C'est passé pratiquement inaperçu sur la promenade, nous a dit un témoin, avec toute cette foule.
Bryson resta silencieux un moment, contemplant les murs aveugles du bureau.
— Si vous voulez trouver des fourmis, cherchez le pique-nique, lança-t-il soudain.
— C'est-à-dire ?
Dunne tripotait une fois encore une cigarette sans l'allumer.
— C'était une maxime de Waller. Pour trouver des fourmis, il faut d'abord trouver le pique-nique. Au lieu d'aller les chercher là où elles étaient, mieux vaut aller les chercher là où elles sont. La question est : de quoi ont-elles besoin ? Quelle sorte de festin excite en ce moment leur appétit ?
Dunne posa sa cigarette mutilée et releva la tête vers Bryson, les yeux pétillants.
— Des armes, voilà ce qu'ils veulent ! Ils semblent s'activer à rassembler tout un arsenal. Ils se préparent à une opération de déstabilisation dans les Balkans, même si leur objectif principal doit se trouver ailleurs.
— Des armes, répéta Bryson, une idée germant dans son esprit.
— Des fusils, des munitions... mais du matériel dernier cri. Des trucs qui font « boum » dans la nuit. Lorsque les bombes et les balles commencent à pleuvoir, on se tourne vers les généraux, qui passent soudain pour les nouveaux sauveurs de l'humanité. Quel que soit le mauvais coup qu'ils mijotent, il faut y mettre fin, par tous les moyens.
— Par tous les moyens ?
— Vous savez comme moi ce que cela veut dire. Même si c'est une chose inconcevable pour un type droit comme Richard Lanchester. Mais il faut voir où nous mènent l'idéalisme et les bons sentiments ! Tous les saints sont morts. — Le vénérable et vénéré Richard Lanchester était le directeur du Conseil de sécurité de la Maison-Blanche. — Dick Lanchester croit aux lois et à la déontologie. Mais le monde ne suit pas les règles du jeu. Il faut parfois outrepasser les lois pour protéger leur pérennité.
— On ne peut pas jouer selon les règles du marquis de Queensbury, c'est ça ? répondit Bryson, en citant les paroles de Ted Waller.
— Comment vous approvisionniez-vous en armes ? Vous ne pouviez passer par les arsenaux nationaux. Vous achetiez vos flingues dans la rue ou quoi ?
— En fait, nous opérions avec de grandes précautions pour acquérir nos « instruments », comme nous disions. Nos munitions aussi. Et vous avez raison, étant donné notre cahier des charges, notre caractère ultrasecret, nous devions nous débrouiller seuls. On pouvait difficilement rendre visite à un dépôt de l'armée et passer un bon de commande. Il fallait mettre sur pied une opération mettant en jeu de l'artillerie — comme celle aux Comores, en 82 ; l'idée était d'arrêter une bande de mercenaires qui voulaient prendre la place et de récupérer leur matériel.
— C'étaient des gens à nous, précisa Dunne, d'un ton presque las. Tout ce qu'ils voulaient, c'était délivrer une dizaine d'Anglais et d'Américains qu'un dingue dénommé le colonel Bob Denard avait kidnappés contre rançon.
Bryson tressaillit, mais poursuivit :
— D'abord quelques centaines de kalachnikovs. Elles sont fiables, légères et pas chères ; on les construit dans dix pays différents ; il est donc difficile d'en suivre la trace. Il nous fallait aussi des fusils longue portée avec des lunettes de visée nocturne — de préférence des BENS 9304 ou des viseurs Jaguar. Des lance-roquettes, aussi — des CPAD Tech par exemple. Quelques missiles Stinger sont toujours utiles également... les Grecs en construisent sous licence et ils sont faciles à avoir, grâce à vos guérilleros kurdes, le PKK, qui trouvent des fonds en les vendant aux séparatistes tamouls, le LTTE [2].
— Je ne vous suis pas.
Bryson soupira d'impatience.
— Quand vous envoyez des armes illégalement, une quantité non négligeable n'arrive jamais à destination. A chaque convoi, il s'en perd un peu.
— Vous récupérez ce qui est « tombé du camion » comme on dit.
— C'est à peu près ça. Et il vous faut, évidemment, des munitions, en pagaille. C'est là où les amateurs se plantent toujours : ils se retrouvent avec plus de fusils que de cartouches.
Dunne le regarda d'un air mi-figue, mi-raisin.
— Vous étiez vraiment bon, n'est-ce pas ?
Ce n'était ni une question, ni véritablement un compliment.
Bryson se leva d'un bond, les yeux écarquillés d'excitation.
— Je sais où les trouver ! Où commencer à chercher, au moins ! C'est juste la bonne époque de l'année. — Il regarda la date du mois affichée à sa montre. — Nom de Dieu, dans dix jours, se tient une grande vente d'armes devant la Costa da Morte, dans les eaux internationales, au large de l'Espagne. C'est une tradition qui date de vingt ans, un événement aussi régulier que la parade de Thanksgiving. Un grand bateau porte-conteneurs, bourré d'armes et de munitions dernier cri, attirant les plus gros acheteurs du moment. — Bryson reprit son souffle. — Le bateau s'appelle le Spanish Armada.
— Le pique-nique ! articula Dunne avec un sourire torve. C'est là où seront les fourmis. C'est une bonne idée.
Bryson hocha la tête, ses pensées déjà ailleurs. L'idée de retourner dans ce monde — en particulier depuis qu'il savait qu'on l'y avait berné — l'emplissait de dégoût. Mais il y avait autre chose, une chaleur dans son ventre : la rage, un désir de vengeance. Et autre chose encore, une force plus ample, plus silencieuse : le besoin de comprendre, de fouiller dans sa propre histoire, de se frayer un chemin à travers tous ces secrets et mensonges pour approcher le Graal de la vérité, pour pouvoir vivre en paix jusqu'à la fin de ses jours.
— C'est vrai, ajouta Bryson d'un ton las, toute organisation, qu'elle soit clandestine ou mandatée par un gouvernement en secret, aime acquérir des armes sans avoir de comptes à rendre aux autorités. Sur le Spanish Armada, c'est le grand festin.